par Ben Kerste – Édité le 12/03/2013
Ben Kerste est doctorant en sociologie à la MMSH (Université Aix-Marseille). Depuis un an, il travaille sur la culture locale et le milieu artistique, associatif et militant de la ville de Marseille dans le cadre d’une thèse dont le titre provisoire est : « Savoirs culturels, engagements artistiques et culture urbaine. Le cas d’un grand projet culturel : Marseille Provence 2013 ». Dans le contexte de Marseille-Provence 2013 et des projets urbains autour d’Euroméditerranée, il s’intéresse notamment à des initiatives critiques, qui s’organisent pour contester / dénoncer la politique urbaine et culturelle qu’on peut classifier néolibérale.
La culture est en vogue, on le sait. Depuis qu’il « a trouvé sa capitale » à Marseille, le discours dominant fait apparaître l’avenir de la cité phocéenne comme indissociable de ce qu’il nomme « la culture ». Mais de quelle culture parle-t-on, et de quel avenir pour Marseille ? Autrement dit : quelles formes de culture sont promues et lesquelles sont menacées ?
Vers où accélère Marseille ?
Les attentes du monde politique et économique envers l’événement Marseille-Provence 2013 sont énormes. On parle d’effet Bilbao, d’une nouvelle industrie culturelle, de 2 millions de touristes supplémentaires pendant l’année 2013 et des retombées économiques multipliées par 7. Des mots comme « excellence », « vitrine » et « emblématique » témoignent de l’espérance de changer l’image de la ville pour qu’elle entre au Top 20 des métropoles européennes et devienne « cette capitale euro-méditerranéenne qu’elle doit être, qu’elle doit devenir, parce qu’elle a le potentiel pour le réussir »(1).
Cette volonté se manifeste au plan de l’urbanisme à travers des sites et des axes stratégiques. Dans l’appel d’offre pour l’avenir de l’Ilot Feuillants à la Canebière, on peut lire que « la perspective 2013 de capitale européenne de la culture offre à la Ville de Marseille l’opportunité d’une vitrine de la mutation engagée : le Vieux-Port et la Canebière sont les lieux emblématiques où la Ville pourra en particulier marquer l’ampleur de ses ambitions. Cette échéance joue aussi un rôle de catalyseur pour les projets à plus long terme du Grand Centre-Ville »(2). Ce n’est pas une coïncidence si l’ouverture de MP 2013 s’est déroulée dans ces espaces spécifiques. Si on arrive à « investir dans une période de crise plus de 650 millions d’euro »(3), le hasard, l’imprévu et la spontanéité, bref les risques, sont justement à réduire au maximum.
Le week-end d’ouverture mettait en scène le « Marseille de demain » dont rêvent certains acteurs. Et les habitants ont eu le rôle des consom-acteurs à jouer. Gratuit pour tout le monde, cette fête totale a eu pour but de compléter la scène urbaine avec la joie, le bonheur et la convivialité. Jacques Pfister nous l’explique : « Communiquer trop tôt n’aurait servi à rien. Si le week-end précédent, toute la presse explique où il faut aller, où il faut se garer, où tu verras le mieux, c’est parfait »(4).
Tout cela nous rappelle la critique fondamentale de l’urbaniste Henri Lefebvre envers la ville moderne, dont l’organisation administrative et spatiale est découpée en morceaux. Dans ces ghettos du temps et ces ghettos dans l’espace, le privé, le travail et le loisir apparaissent comme des domaines bien cloisonnés. Les habitants agissent de moins en moins comme acteurs et comme producteurs de leur ville au quotidien. Les rapports sociaux entre voisins, les espaces de rencontre sont bien encadrés, rendant de plus en plus impossibles des instants festifs improvisés. Le sociologue J-P Garnier a actualisé la pensée de Lefebvre 50 ans plus tard en écrivant : « Dans un espace bien délimité, reconfiguré, hiérarchisé et surveillé, l’usager-consommateur sera invité et incité à se comporter en acteur sur le mode de la simulation festive dans le cadre d’événements programmées par les autorités »(5). Un de ces espaces à Marseille : le Nouveau Vieux Port. Son architecture lissée et aseptisée, sans arbres, ni bancs, ni histoire, l’amène à être uniquement un lieu de passage et un « lieu de consommation » (boutiques, cafés, musées), qui permet la « consommation du lieu » (Lefebvre). Présenté comme lieu emblématique du Marseille de demain, il s’inscrit dans une stratégie d’attractivité qui vise à faire venir des touristes, des investisseurs, des créatifs, des étudiants et la classe supérieure. Cette stratégie est naturellement accompagnée par son complément d’éloigner ou exclure tout ce qui gène du centre ville, la « misère », les couches populaires, les marchés clandestins, les roms, les mendiants.
L’association Marseille-Provence 2013 et l’événement culturel qu’elle organise se retrouvent en plein milieu de ce contexte. L’organisation générale et la programmation de MP 2013 sont trop complexes, diversifiées et ambivalentes pour être réduit à cette logique d’attractivité ou d’exclusion sociale exposé ci-dessus. Elles sont néanmoins – vues dans leur totalité – loin de s’y opposer. « Marseille accueille le monde » : cette devise de l’ouverture de MP 2013, notamment de la grande clameur, limitée dans le temps à 5 minutes, se trouve en totale contradiction avec les grands axes de la politique urbaine de reconfiguration, vue comme « réappropriation » du centre ville.
MP 2013 et la culture locale
Les mondes culturels et associatifs à Marseille sont extrêmement riches et vivants, par contre peu visibles par les gens qui ne font pas partie de ces réseaux de bouche à oreille. Marseille-Provence 2013 aurait pu être l’occasion exceptionnelle de fédérer plus ces acteurs là et de les mettre en synergie pour montrer aux Marseillais et au monde la diversité de la culture locale. Mais comme cette culture ne s’encastre pas dans des événements bien précis, comme elle sert mal à mettre en vitrine l’image inventée du Marseille de demain, elle n’est pas très promue par l’événement MP 2013. En conséquence, la méthode opaque et rigide d’élaboration de sa programmation, qui de toute façon a eu « pour but de faire des événements différents d’une programmation culturelle habituelle » (Chougnier)(6), encourageait le scepticisme du milieu local et induisait l’indifférence voire l’hostilité. Des campagnes artificielles et presque cyniques comme « Tous 2013 » et surtout « Tous Bénévoles », affichées sur des panneaux partout dans la ville, montrent l’incapacité des autorités locales à combler ce fossé et à prendre au sérieux le fonctionnement de la culture locale et de ses modalités pratiques. Pour résumer, on doit constater que la plus grande partie de la vie culturelle marseillaise, de sa spontanéité et de sa créativité ne se trouve ni dans le « In », ni dans le « Off », mais « ailleurs », dans la continuité des projets réguliers et de la précarité sociale.
De réduire la critique envers MP 2013 aux exclus de la programmation de l’événement dépolitise et banalise cette critique et masque la dimension long terme de cet « événement » qui consiste à restructurer la politique culturelle marseillaise. Si Ulrich Fuchs (co-directeur de MP 2013) précise, que le soutien de la programmation culturelle habituelle – ça veut dire des petits structures – serait la fonction du budget culturel ordinaire (entretien du 08/06/12), il ne prend pas en compte que, selon une étude d’ARCADE publié en 2012 sur le budget culturel de l’année 2008, celui-ci se concentre sur les grandes structures. Un journaliste du Ravi résume cet aspect par les chiffres suivants : « Et sur les 75 millions d’euros distribués aux 344 opérateurs culturels de la ville, les 10 premiers captent 60 % de l’argent »(7).
Le résultat aujourd’hui : « Mundo Kfé ? Fermé. Le Paradox ? Fermé. Enthropy ? Fermé. La liste est encore longue… »(8). Un exemple actuel : le Point de Bascule (PdB). Il montre « qu’à Marseille on peut mourir en pleine santé ; s’agit-il de la magie de 2013 qui commence à opérer, où simplement de l’effet kalashnikoff ? » (mail d’information du PdB, 23/01/13). Grâce à une communication très pertinente, il semble que le PdB a trouvé des subventions. Par contre, ça ne change rien sur le fond. Mystic Punk Pinguin du site Live In Marseille profite de cette occasion pour rendre un « hommage à toutes ces assos, qui ne touchent pas un kopec de subventions, qui organisent des concerts chaque semaine. Merci à Relax-O-Matic, Improbable, Fat Kids, Katatak, Data, Total Pleasure, So Prod’, le Bureau détonnant (…) C’est grâce à leur énergie et à leur passion que le réel foisonnement musical marseillais existe » (e-mail de Live In Marseille, 28/01/13).
De ce côté, la Ville de Marseille agit avec peu de finesse. L’idéologie de la « visibilité » des « projets exceptionnels » mise en vitrine par un « grand événement » pour le « grand public » a abouti à la subvention maladroite pour l’entrepreneur « Adam Concerts » de 400.000 € voire 200.000 € pour qu’il organise gratuitement au parc Borely un concert de David Guetta, un des musiciens les mieux payés en France. Le « Commando Anti 23 Juin Marseille » s’est créé sur Facebook avec le « but de faire annuler cette subvention absurde pour un concert qui reste entre 44 et 59 euros »(9).
Les réponses du milieu local
Malheureusement, ce ne sont pas seulement des lieux culturels qui ferment, mais des pratiques culturelles et des réalités sociales de la vie urbaine marseillaise qui risquent de disparaître. Il y a donc de nombreuses initiatives citoyennes qui se battent pour garder une certaine liberté dans cette ville, pour réaliser leurs propres idées avec les moyens du bord. Les critiques dépassent la dimension des subventions et de la politique culturelle en les liant avec des enjeux plus larges comme l’urbanisme, la gentrification, le tourisme, le marché immobilier, la politique de sécurité et surtout l’espace public. Entre autres : dans « l’Assemblée de la Plaine » http://assembleedelaplaine.free.fr/, les habitants et les habitués de la Plaine s’engagent pour un quartier vivant et populaire. Le festival « Paroles de Galère » www.parolesdegalere.net donne lieu à des échanges politiques et à une création sociale et culturelle autogéré et à prix libre. Le « Collectif Inter Quartier » dénonce la manière dont les projets du « Quartier Créatif » ainsi que de Marseille Rénovation Urbaine (MRU) se mettent en place : sous l’apparence de la participation citoyenne, ils ignorent les vrais besoins et les cultures locales des habitants www.anrumarseille.wordpress.com. Les acteurs derrière « Marseille-en-Guerre » critiquent une gentrification planifiée par des projets d’Euroméditerrannée et à travers des projets culturels au sein de MP 2013 www.marseille-en-guerre.org. Une critique qui se met en pratique par le collectif « On se laisse pas faire » dans le Quartier des Crottes pour « agir ensemble contre cette nouvelle agression d’un quartier populaire » www.millebabords.org/spip.php ?article19505. L’initiative de l’Atelier Feuillants est un contre-projet conduit par une démarche participative pour que l’Ilôt de Feuillants à la Canebière reste public www.atelierfeuillants.wordpress.com.
Depuis 5 mois, le squat « Le Tableau Noir » à côté de la Plaine a réussi à rassembler de nombreux acteurs du milieu associatif et militant de Marseille. Ouvert aux habitants du quartier, à ceux qui ramènent leur propres idées et projets, l’objectif ambitieux de cet espace consiste à créer un Centre Social Autogéré, à dynamiser la vie du quartier, à donner place aux échanges entre les habitants et aux collectifs politiques. En effet, ces derniers mois, de nombreuses activités ont vu le jour avec une régularité impressionnante : des ateliers d’échecs, de dessin, de langues et de cuisine, des repas populaires le dimanche, des concerts variés, un cinéclub chaque mardi et une friperie. Tout ça à prix libre et sans adhésion. Un court métrage documentaire est visible sur internet www.youtube.com/watch ? v=Ve7oEnwqVHY. Leur démarche est en opposition à une tendance de commercialisation dans le domaine de la culture. « Et le fait qu’il y a des lieux comme ça qui montrent qu’ils sont contre cette façon de voir le monde, c’est quelque chose de très important, parce que justement on manifeste notre réaction à cette normalisation, à cette généralisation de ce qu’on devrait aimer, des plaisirs que l’on doit avoir. Nous on dit : voyez, il y a autre chose, il y a d’autre attentes, il y a d’autres façons de pouvoir s’amuser, d’autres cultures tout simplement » (sympathisante anonyme).
Dans cet esprit là, les habitants du Tableau Noir ont placé une banderole gigantesque sur la façade de l’immeuble dans la nuit de l’ouverture de MP 2013 qui finissait par « Marseille Capitale de la Crevure ». Bien évidement, ça n’a pas plu aux autorités qui ont aussitôt appelé les pompiers pour l’enlever le lendemain matin. Cet incident a accéléré le processus d’expulsion du lieu, qui n’est pas encore effectué. Pour clarifier, les habitants du Tableau Noir ne s’opposent pas aux travaux de rénovation de l’école publique, prévue de débuter en mars. Ils visent à thématiser le fait que l’école était vide pendant deux ans et qu’il y a de nombreux espaces abandonnés à Marseille qui demandent à être réinvestis. Ainsi, la décision de quitter l’espace dès que les travaux commenceraient était prise depuis le début, par contre difficile à communiquer et à se faire comprendre dans un discours de criminalisation apporté par le Tribunal Administratif de Marseille. La visite de Patrick Mennucci, maire des 1er/7ième arrondissements, le 02/02/13, ne s’inscrivait pas non plus dans la volonté de dialoguer. « A la fin, il est rentré dans sa voiture et de sa fenêtre il disait “de toute façon, la semaine prochaine je vous fait expulser“ » récapitule une habitante. Lié ou pas, une semaine plus tard, un groupe des gens proches du Tableau Noir qui organisait un barbecue festif et convivial sur la Plaine a été gazé par la BAC sous prétexte de sécurité de l’espace public. Ce cas montre que des banderoles comme celle de la Mairie du 1/7, qui arborent le slogan « 2013, année capitale pour les Marseillais ! » avec des mots comme « culture » et « vivre ensemble », risque de rester comme les coquilles vides d’une campagne de communication purement cosmétique.
Plaidoyer pour une culture faite par des gens ordinaires pour des gens ordinaires
Ces initiatives ne sont pas parfaites et ces gens ne sont pas des saints – ils ont leurs propres préoccupations, leurs propres faiblesses, leurs propres paradoxes. Mais ils sont indispensables à la sociabilité et à la vie urbaine. Ce sont eux aussi, la ville, les rapports sociaux, la convivialité, les traditions et l’avenir, bref, les cultures. Au lieu d’impulser une politique urbaine et culturelle du haut vers le bas, une ville comme Marseille, qui se veut métropole, qui se veut ville cosmopolite, qui se veut « Barcelone », devrait s’ouvrir avec plus de confiance à ces petits mondes.
« 2013 sera l’occasion de prouver qu’Euroméditerranée est l’espace le plus culturel que l’on puisse imaginer à Marseille »(10). Malheureusement, l’imagination de Monsieur Tessier ne va pas très loin. Au lieu d’inventer une authenticité nouvelle et artificielle à travers une architecture reconnue et efficace, d’enfermer la créativité dans des événements programmés, il faut la chercher où elle existe déjà : sur les trottoirs, dans l’espace public réapproprié, dans les petites salles, les théâtres et les centres sociaux de cette ville. C’est là que se trouve la richesse de Marseille. C’est là que la question du sens de notre vie urbaine trouve des réponses quotidiennes. C’est là que l’imagination des gens est encore ancrée à l’histoire, à la particularité, à l’identité locale de Marseille.
1 Yves Moraine : www.marseille.fr/sitevdm/jsp/site/Portal.jsp ?document_id=17591&portlet_id=8 [consulté : 13.12.12]
2 SOLEAM. « Appel à projet pour la réhabilitation du pôle “CANEBIERE – FEUILLANTS” ». 18.01.12.
3 Renaud Muselier : www.marseille.fr/sitevdm/jsp/site/Portal.jsp ? document_id=17591&portlet_id=8 [consulté : 13.12.2012]
4 Jaques Pfister : www.telerama.fr/scenes/interview-cash-avec-le-president-de-marseille- provence-2013%2c90788.php [consulté : 19.12.2012.]
5 Garnier, Jean-Pierre 2008 : Un capitalisme festif :www.blog.agone.org/post/2010/01/06/Un-capitalisme-festif [consulté : 05.07.2012.]
6 François Chougnier : www.8e-art-magazine.fr/jean-francois-chougnet-jai-une-obligation-de- resultat-02062011 [consulté : 12.07.12]
7 Stéphane Sarpaux : www.marseille2013.com/2012/ou-va-vraiment-largent-de-la-culture/ [consulté : 28.09.2012]
8 Clémentine Vaysse : www.marsactu.fr/societe/marseille-capitale-et-desert-musical-30082.html [consulté : 17.01.2013]
9 www.facebook.com/groups/antisubvention23juin/ [consulté : 15.02.2013]
10 Guy Tessier, président d’Euroméditerranée, député des Bouches-du-Rhône et Maire des 9/10 arrondissements de Marseille cité dans : Marseille-Provence 2013, La parole aux partenaires. p. 10